Chapitre 37
— Mais qu’est-ce que j’ai ? Pourquoi suis-je toujours dans l’erreur ? rugit Conrad dans la nuit.
Il errait de nouveau sur les berges du bayou, et toutes les créatures de la nuit restaient silencieuses autour de lui, comme si elles sentaient sa fureur.
Néomi n’avait pas été blessée physiquement, mais elle était inconsolable.
— As-tu seulement idée de ce que tu viens de faire ? avait-elle hurlé.
La main levée contre Conrad ne l’avait pas frappée, retombant sans lui donner le coup qu’il méritait.
Sur le visage de Néomi, l’expression qu’il avait l’habitude de lire avait disparu. Il n’y avait plus ni fierté ni désir dans son regard.
Il n’y avait que le sentiment d’avoir été trahie.
Il avait marché une heure le long de l’eau, remarquant à peine la pluie battante. En quittant la chambre, il lui avait semblé entendre les sanglots de Néomi redoubler. Elle le pleurait.
Il avait un vide dans la poitrine. Les battements de son cœur étaient douloureux. La mort aurait-elle été pire ? Il n’en était pas certain.
La seule chose qui le réconfortait était qu’elle n’avait pas retiré la bague. Pourtant, il s’était attendu qu’elle la lui lance en plein visage.
Il entendit un bruit derrière lui et crut d’abord qu’elle l’avait suivi sous la pluie. Il se retourna, les mots déjà prêts dans sa bouche. Je t’aime. Je ferai des efforts. Je ne te blesserai plus…
Huit hommes se tenaient là, épée en main. Au centre, il reconnut Tarut. Ils étaient peu nombreux, les hommes vers lesquels Conrad devait lever les yeux, mais Tarut, avec son mètre quarante, en faisait partie.
Bon sang, comment avait-il pu être aussi négligent ? Ses sens ne l’avaient jamais trahi, jusque-là.
Or, le démon aurait pu s’avancer et lui couper la tête sans même qu’il s’en rende compte.
— Tu préfères glisser, Wroth, ou combattre ? lança Tanit d’une voix puissante.
— Enfin prêt à mourir ? riposta Conrad.
Un dernier combat, donc. Peut-être valait-il mieux qu’il le perde. Quand Néomi le quitterait, les souvenirs de ses innombrables victimes reviendraient le hanter, et ce serait la fin.
Mais s’il était victorieux… Elle n’avait pas ôté sa bague. S’il gagnait, il ne la laisserait pas partir.
Que le destin décide de mon avenir.
Il avait huit hommes contre lui, et pas d’arme.
Mais Conrad allait combattre pour elle, parce qu’il avait juré qu’elle deviendrait sa femme s’il tuait Tarut et se débarrassait de sa marque.
Les choses devinrent très simples, soudain : tuer huit hommes ; la garder pour toujours.
Les crocs de Conrad apparurent. Il passa la langue dessus, et le goût du sang lui fit l’effet de l’adrénaline. Des obstacles se dressaient entre lui et ce qu’il désirait. Élimine les obstacles. Un sourire narquois se dessina sur ses lèvres. Ces démons n’avaient aucune idée de ce qui les attendait.
Il se rua sur le plus proche et, du tranchant de la main, lui ouvrit la gorge. Le sang jaillit. Dans son esprit, ces créatures l’empêchaient d’être avec Néomi. La fureur s’empara de lui. Ces démons étaient une menace pour elle.
Il atteignit le deuxième, le saisit par les cornes et fit tourner sa tête d’un coup sec. Les vertèbres craquèrent.
Ses doigts plongèrent dans la chair et mirent la bête en pièces.
Ils ont osé apporter la mort dans notre maison…
Jamais il n’avait senti une telle rage bouillir en lui. Bientôt, il céda à la frénésie et fit ce qu’il faisait le mieux : tuer.
Dans le miroir, Néomi examina les deux petits trous dans son cou et frissonna.
La morsure qui lui avait procuré un plaisir intense était aussi celle qui annonçait sa fin. Jamais elle n’avait ressenti une telle osmose avec un autre être vivant. Et quand cela avait été terminé, jamais elle ne s’était sentie aussi… trahie.
Mais à présent ne restaient plus que les remords.
Se mettre en colère contre Conrad, c’était comme reprocher à une bête sauvage de chasser. Il était un vampire, il l’avait mordue. Elle savait qu’il n’avait pas délibérément décidé de le faire. Il avait semblé un peu perdu, atterré par son comportement, et avait dit : « Je suis censé te protéger contre les hommes comme moi. »
Elle posa les yeux sur la superbe bague qu’il avait achetée pour elle, mais ne put se résoudre à la retirer.
Il lui avait dit de ne l’enlever que si elle ne désirait pas l’épouser.
Or elle le désirait.
Il voulait se l’approprier, d’une certaine manière, et s’approprier son avenir, aussi. Elle avait envie de faire la même chose avec lui.
Mais elle sentait qu’elle allait bientôt partir. Elle ignorait où elle irait, savait juste que ce serait sans Conrad.
Partir ? Qui cherchait-elle à tromper ? Elle ne partait pas en voyage. Elle allait mourir. Et elle avait peur.
Elle s’éloigna du miroir et attendit le retour de Conrad. Il était probablement allé marcher du côté de la folie. Elle aurait aimé qu’il rentre, maintenant.
Le vent tourbillonnait, et la pluie cinglait les vitres.
Soudain, un rugissement assourdissant s’éleva au-dehors.
— Conrad !
Seigneur, allait-il chercher à se faire du mal ? Elle avait été si dure avec lui !
Lorsqu’elle l’entendit pousser un cri de douleur, elle se leva, mit sa robe de chambre, se rua dehors, et suivit le cri jusqu’à une clairière, près de la folie.
Elle s’arrêta net en voyant trois cadavres mutilés sur le sol. Cinq autres créatures, immenses et musclées, encerclaient Conrad. Ses lèvres étaient retroussées, découvrant ses crocs en un rictus féroce. Il faisait signe à ses adversaires d’avancer encore.
Un éclair claqua, et elle vit les symboles tatoués sur leurs dos nus. L’ordre du Kapsliga Uur.
Chacun leur tour, ils lançaient leur épée en avant.
Et chaque fois, le cercle se resserrait, laissant à Conrad un peu moins de place pour manœuvrer.
Pourquoi ne glissait-il pas ?
Quand l’un des démons planta son épée dans le bras de Conrad, il hurla de rage, lança son poing en avant. Le démon, frappé de plein fouet, s’effondra et lâcha son épée, que Conrad attrapa au passage.
D’un geste ample, il décapita son ennemi.
Maintenant, au moins, il a une arme. Elle était fascinée par les traits durcis de son visage, par son expression sauvage. Lorsque la bête en lui prit le dessus, ses yeux devinrent plus rouges encore, et Néomi comprit qu’il allait les tuer tous. Elle ne ferait que le gêner. Luttant contre son instinct, elle recula…
Conrad l’aperçut alors. Et, soudain, elle entendit une respiration derrière elle l’instant d’après, un bras se referma autour de son cou.
Tarut avait pris Néomi.
Conrad se tendit pour glisser près d’elle, mais le démon la serra un peu plus.
— Elle est fragile, ton humaine… Alors, si tu ne veux pas qu’elle meure…
Je ne peux pas l’atteindre. Néomi semblait paralysée par la terreur. C’est à cause de moi, tout ça ! Tout est ma faute !
Elle semblait minuscule, contre le démon. Il suffirait d’une pression pour que Tarut lui brise le cou.
— Relâche un peu ta prise, démon. Tu vas l’étouffer.
— C’est pas de chance, pour toi, d’avoir décroché une mortelle comme moitié. Ça meurt tellement facilement, ces petites bêtes…
La panique s’empara de Conrad.
— Tiens bon, Néomi ! Et toi, Tarut, laisse-la partir, si tu as un tant soit peu de respect pour la vie.
— Hou, je ne crois pas, non.
Deux des hommes de Tarut s’emparèrent de Conrad, qui ne résista pas.
— Tu sais ce que je suis venu chercher, reprit Tarut. Je ne la laisserai pas partir avant de l’avoir obtenu.
Il ne lâcherait Néomi que quand Conrad pousserait son dernier souffle. Ce dernier regarda autour de lui, scruta le rideau de pluie, en quête d’une issue, d’une solution. Mais il n’y en avait pas.
Il n’avait aucun moyen de retirer son pouvoir au démon.
Néomi secouait la tête, cherchant à parler.
— Va-t’en… glisse ! lança-t-elle d’une voix étranglée.
Elle était si vulnérable.
— Je jure de la libérer de la malédiction, et de la libérer ce soir, dit Tarut. Tout ce que tu as à faire, c’est me donner ta tête.
Récompenses et obstacles…
En cet instant, la récompense, c’était la vie sauve de Néomi. Tarut tiendrait parole. Il avait juré.
L’obstacle ? Il n’y en avait pas. Tout ce que j’ai jamais aimé, c’était la vie, avait-elle dit. Et à cause du passé de Conrad, elle risquait de la perdre.
S’il pouvait sacrifier sa vie pour sauver celle de Néomi, il le ferait. Avec fierté.
— Conrad ! Non ! hurla-t-elle dans le vent. Je vais mou…
Le démon resserra le bras, lui coupant le souffle.
— Arrête ! lui ordonna Conrad lorsqu’il vit Néomi enfoncer les ongles dans le bras énorme de Tarut, luttant pour respirer. Vas-y, démon. Frappe-moi. N’oublie pas que tu as juré. Toi et tes hommes ne lui ferez aucun mal.
Tarut eut un hochement de tête solennel.
— Je le jure là encore. Sur le Mythos.
Néomi pleurait, se débattait, cherchait de l’air pour pouvoir lui dire la vérité.
Dans le tumulte de la tempête, Conrad redressa les épaules, prêt à mourir pour elle. Plus elle luttait, plus il appelait sa fin, pour sauver sa bien-aimée.
Mais il allait mourir pour rien.
Pour la première fois, Néomi réalisa que la force la plus puissante qui animait Conrad était l’amour.
Elle le vit dans ses yeux et comprit qu’il voulait le lui montrer.
Mais sa vue se voila, et sa tête se mit à tourner.
Un épais brouillard enveloppa tout ce qui l’entourait.
Sans la lâcher, Tarut s’approcha de Conrad.
— Non ! réussit-elle à hurler quand le démon leva son épée. Je… je vais mourir de toute façon ! Va-t’en !
Conrad la regarda, interloqué. Tarut abattit son épée.